Où l'on parle de déracinement.
Quand j'ai commencé à écrire ce soir, il n'était pas dans mon intention d'évoquer le déracinement, mais la prise de conscience des cycles affectifs, occasionée par la vague de départs hivernaux autour de moi. Mais n'arrivant pas à exprimer le contexte, je me suis retrouvé avec un billet quasiment complet sur des idées que j'ai eues sur le déracinement. C'est donc un billet justifié par l'envie d'écrire un autre billet que je livre à votre considération.
Avant même de partir pour les Etats-Unis, j'avais l'idée qu'il est plus facile de se déraciner que la perspective "de partir en quittant tout" le suggère, au point de pouvoir relever d'un comportement de fuite de plus. Je m'explique.
Le déracinement, et j'imagine que l'expatriation doit en être
la forme par excellence, c'est se jeter sans assurance dans un environnement différent.
Pas non plus sans parachute, le "retour" est possible dans un temps
raisonnable, depuis qu'un voyage transatlantique ne prend plus trois mois et
coûte moins d'une demie vie de salaire. Mais sans assurance. Sans assurance des
développements de sa vie là-bas. Sans assurance des développements de la vie
qu'on quitte, parce que, qu'on le veuille ou non, il n'y a que pour Dieu et Jim Carrey que
le monde s'arrête de tourner quand ils dorment.
On part souvent avec
l'illusion que tout est possible, mais en réalité et en pratique, tout est à
faire. Et il y a de l'attrait et de l'intérêt dans ces quatre mots. Certains disent qu'il faut
du courage pour vivre à l'étranger. Je dis qu'il en faut pour partir, mais que
dans un premier temps, on peut trouver de la facilité à vivre ailleurs . Quand tout est
à faire, quand sa vie sociale (en dehors du monde virtuel) part d'exactement
zéro, quand il faut trouver ses repères afin de ne plus se perdre chaque fois
qu'on veut sortir de chez soi, quand il faut réapprendre un mode de vie, de la
procédure à suivre pour trier les déchets, à l'heure d'ouverture des
supermarchés en passant par le meilleur moment de la journée pour ne pas se
retrouver dans les bouchons, la réflexion n'est que très peu engagée. On digère
des informations comme un écolier. La plupart des choix à faire consiste à
décider entre sa droite et sa gauche. Et on adapte sa personne à des habitudes
de vie quotidienne, action après action, erreur après erreur dans un processus
incrémental maîtrisé car connu, et auquel, de plus, son caractère nécessaire
confère la propriété de "convergence presque partout", comme on dit
en statistiques.
Il y a
tellement de choses à assimiler à un niveau tellement terre-à-terre, que cet
apprentissage occupe la grande majorité de la journée, laissant peu de temps et
peu d'envie à consacrer à d'autres sujets comme la recherche de la Vérité, l'existence de
Dieu, la rationalisation de sa pensée politique, l'incomplétude de Gödel,
l'écriture automatique, les complexes d'Œdipe et d'Electre, la théorisation des
mécanismes de la communication, l'auto-psychanalyse, l'inspiration artistique,
la réflexion métaphysique, l'étude de feu
En cela, quand "peu
importe la destination, l'important est de partir", le déracinement peut facilement devenir une
forme, plus ou moins subtile, plus ou moins consciente, de la fuite. Bien sûr,
pour nous autres enfants pas malaisés élevés dans un pays riche, tempéré, en
zone d'activité sismique faible, démocratique, prétendument laïc et en tout cas
modéré, et en paix avec ses voisins depuis plus de soixante ans, la fuite ne peut être ni
d'origine matérielle, ni d'origine politique. Mais on peut fuir pour nombre de raisons relevant de
la fille de Sigmund Freud et de la révolution industrielle. On peut fuir une
activité cérébrale obsédante. On peut fuir des conflits intérieurs ou
extérieurs insolvables. On peut fuir l'habitude pour y substituer un enthousiasme
culturellement induit. On peut fuir sa chance et le désabusement qu'elle a, au
fil du temps, fait naître. On peut fuir la passivité et le désoeuvrement pour
les remplacer par une activité débordante obligatoire. On peut fuir le sens des
souvenirs qu'on a placé dans les lieux qui nous entourent. On peut fuir devant un avenir incertain alors qu'il ne
devrait pas l'être, se projetant dans un avenir incertain dont on est sûr qu'il
le sera. Ou on peut fuir,
comme moi, l'évidence du cabinet de conseil en petite couronne. Parce que pour une période, dont la fin ne peut pas être anticipée, on aura simplement la tête à la fois trop pleine et trop vide. Et quand, à la fin de la journée, on n'est physiquement plus en état de réfléchir, on n'est plus en état de culpabiliser de ne pas le faire.
Et même sans raison apparente de fuir, et pour les mêmes raisons, il me semble que les premières étapes du déracinement sont simples. Mais sans renier cette idée de facilité il me semble aujourd'hui qu'il serait une erreur de s'en servir comme motivation au départ. Car, eventually, on parvient à régler une vie après avoir apprivoisé l'environnement. Et on se réveille, toujours la même personne, mais le cul entre deux chaises ...
(billet à suivre)
Sam, away from home